Moi j'ai dit, j'avance plus, oui, il fait froid, mouillé, humide, mais là pour moi c'est bon. Continuez donc si vous voulez, les copains, on se reverra à Chulumani. Tiens, si vous voulez de la bouffe, j'ai du riz, des pâtes, des saucisses, du fromage, je vous donne tout ça, ça fera toujours ça de moins à porter demain pour la grande descente. Ah ben merde, les voila tout confondus! Vladimir, une grande gueule bien sympa qui chante de l'opéra en Italien, ou sa plus ou moins copine, une Québécoise qui me prenait pour un Québécois (N'importe quoi! Pourquoi pas pour un Français? Ou un Mexicain? Ou un MiIitaire?), ils commencent à me regarder différemment. Je ne suis plus seulement ce mec bizarre avec tous ses gadgets, qui a la drôle d'idée de se balader seul, et qu'on ne saurait dire son âge, parce que pour faire ça, il faut être vieux, ou fou, et avec tous ces cheveux blancs, qui d'ailleurs foutent le camp sur l'arrière, et la barbe aussi, la barbe, bref, ils se disent, il est peut-être complètement taré, mais il est drôlement sympa, parce que nous autres, ben on mangerait bien un peu plus, enfin c'est ce que j'ai compris de leur enthousiasme. Je ne dis rien, mais je n'en pense pas moins. Ah, l'Islande, ses chevaux, ses prairies, ses volcans, ses geysers, ses rations calculées au milligramme, mais pas pour la casserole, trop petite, qui nous voit perdre des kilos.... Je n'ajoute rien, certains de mes lecteurs savent très bien à quoi je fais allusion, et les autres devinent que la terre des trolls, des fées et de Björk a failli être le théâtre d'une mutinerie culinaire...
Et puis je reste, donc. Seul. Il y a bien ce jeune Paraguayen, qui me demande si, puisque j'habite Mexico, je peux faire passer un cadeau d'anniversair à son frère, étudiant à l'UNAM toute proche. Et moi j'y dis que oui, bien sûr, en plus le pauvre bougre n'a pas vu son frangin depuis un an, tiens, j'en ai la fibre fraternelle qui vibre, allez, c'est dit, je l'emmènerai ton cadeau, l'ami.
Un petit échange. Tu as de la coca, qu'on me demande? Moi je dis, du maté de coca (un genre d'infusion à base de coca, pas bien péchant mais qui fait du bien contre l'altitude)? Y me disent, non, la feuille. Je dis que non, ils me demandent si j'en veux, je dis que oui, bien sûr, faut y aller, si ça marche sur les vieux bergers, ça marchera peut-être sur un jeune gringo. Y m'expliquent le fonctionnement, on mâche pas vraiment, on sort le jus, et on a une forme d'enfer. Et je gagne mon petit sac.
Et on me remercie, on me fait des grands signes, et on disparaît tandis que j'installe ma tente pour commencer à me sécher un peu les pieds. La nuit tombe vite, je suis crevé. Demain l'assaut final, le ressaut Hillary, le coup de collier à donner pour s'en sortir. Le topo dit: "Gaffe aux serpents!". Je dis, De toutes façons, cette forêt, c'est de la jungle. J'aime pas la jungle. Déja, la forêt, c'est pas très rassurant, en comparaison d'un bon bivouac dans la neige, bien sain, sans la moindre bestiole pour venir fouiner dans votre sac de couchage. Mais là, la jungle...
Ce matin, je range mes affaires, entre l'inquiétude de cette putain de jungle, et les maigres tentatives de prévision de ce qui m'attend. Encore de ces branches basses, le chemin détrempé, les roches moussues, glissantes, le ruisseau au milieu de la route. Et puis merde, on y va.
Départ à huit heures, brume, humidité, fraîcheur. 3300m, à peu près. Je dois descendre 1500m. Je suis la piste, j'alterne les bonbons et les feuilles de coca. Pas repris d'eau, un litre et demi pour ce que j'estime à 5 heures de marche maximum, ça devrait aller.
Et la piste commence fort, en forêt sinistre. Tout comme j'avais prévu. Je glisse, je dérape, je me ramasse. Je m'accroche aux branches, je les écarte, je me déhanche en un hoola-hoop pénible (N'oublions pas mes 25 kilos supplémentaires...). Je me reproche de ne pas avoir acheté cette machette, finalement ce n'était pas une idée si folklorique. Et puis je me reprends: de toutes façons, ça m'aurait surtout épuisé les bras autant que les jambes, alors tant pis.
Quatre heures plus tard, j'ai les cuisses en feu, je suis accroupi pour passer sous les branches, je me redresse brutalement pour contrer le poids de mon sac qui me traîne en arrière. Je m'essouffle. Sur le côté du chemin, ça descend à pic, brutal sur des centaines de mètres. Je passe le bâton de main en main, toujours du côté amont, bien équilibrer, garder le poids du côté sain.
Je n'ai descendu que 300 ou 400 mètres. MEs prévisions sont chamboulées. Il fait plus chaud, des insectes commencent à sortir le bout de leurs ailes. On alterne, jungle et clairières herbeuses, boueuses, chemins invisibles, herbes jusqu'à la taille, allez savoir sur quoi je marche.
Une clairière, un genou. Je m'approche, et sous l'écrasant soleil de midi, alors qu je cherche ma respiration, je retrouve Leo et Mariana.Affalés, en chemin vers la déshydratation, elle a le genou en très mauvais état, s'aide d'un bout de bois. Ils n'ont pas pu rejoindre leurs amis hier soir. Ont campé où ils pouvaient, et mangé ce qu'ils pouvaient, puisque leurs provisions, d'après ce qu'ils m'en disent, sont loin des miennes, même après que je me suis débarassé d'une partie.
Tonton Raph a du paracétamol, de l'eau, des bonbons, bref, vu que j'en ai moi-même ras-le-bol de cette foutue jungle, et que vu leur état, on n'est pas bien loin de la non-assistance à personne en danger, je dis, allez les gars, on reste ensemble, suivez le petit blanc (Leo est immense, rien à voir avec ce pourri de Ramiro), foutons le camp.
MEs calculs donnaient une poignée d'heures. Disons qu'entre 15 et 16 heures, on y serait, au village, à boire de la bière, à raconter des conneries, et le genou serait oublié, bien vrai.
On marche, on marche, on marche. Alternance de jungle et de prairie surchauffée. Mariana est loin derrière, une demi-heure derrière moi. Leo, qui a pris trop de poids ces dernières années, souffre aussi. On partage l'eau, les bonbons. J'ai oublié de manger. On cuit. Je continue l'alternance coca-bonbons. Je vais vous avouer, l'effet de la coca, je ne suis pas sûr de l'avoir senti. Ou alors je pensais à autre chose. La coca, c'est dans la tête! De toutes manières, à ce moment là, c'est plutôt d'un coca-cola que j'avais envie.
Dernière goutte d'eau. On descend vers la route, 500m plus bas, ou on continue à longer la crête de la montagne, alors qu'on devrait être sur un autre chemin? Leo dit, la dernière fois, on est arrivés à Chirca, y a une chute d'eau bien avant, ça peut pas être loin.
Au bout d'un moment, Leo dit, allez, il est 17h15, tu files en avant, normalement tu trouveras de l'eau. Si tu en trouves, tu peux nous en rapporter? JE dis oui, et je file, j'attends même pas que Mariana soit arrivée, la pauvre,elle commence à montrer des signes de déshydratation pas rassurant, et Leo, il commence à avoir envie dormir...
JE fonce, et je pile net. La branche verte, là, par terre, qui bouge alors que je ne bouge plus, c'est pas une branche, c'est un putain de serpent. Me demandez pas comment il s'appelle, il est vert, des taches noires, je ne vois pas sa sale gueule, je n'y connais rien, moi quand ça n'a pas de pattes, que ça dépasse les 2-3 centimètres et que ça fait "SSSS", je dégage. Bon, finalement, l'ignoble s'en va. Et je redémarre, je me dis, on pense pas, on pense à rien, sauf que la probabilité de retomber sur un truc comme ça est bien faible, alors finalement tant mieux, maintenant c'est fait, vivent les mathématiques et les probabilités. Plus tard, cette histoire ne rassure pas du tout mes compagnons de voyage.
AGUAAAAAAAA! LEOOOOOO! AGUAAAAAA!
Ça y est. J'ai trouvé un ruisselet dans la terre, les branches, la mousse. j'attendrai les vingt minutes règlementaires pour boire, après administration des gouttes purificatrices, pour boire, mais on est sauvés. On a même retrouvé les quatre cavaliers de l'apocalypse, comme les surnomme Leo, qui me disent, "Naaaaaaan, Rafaaaaaaa, on n'a rien vu à la Lagunaaaaaa, y avait de la bruuuuume, putaaaaaaain, et là c'est coooooool, y a d'l'eaaaaaaau". Ben mon vieux, je suis contentde ne pas avoir choisi leur chemin. Ils empestent toutes les vapeurs possibles, sont déshydratés, bien qu'imbibés d'alcool,et je dois dire que j'admire leur vitalité, vu les conditions.
Bien rafraîchis, bien arrosés. On est prêts. Leo et Mariana ont retrouvé le sourire, moi aussi du reste. Bon. Mais on est en pleine forêt, là, rien de bien drôle. Allez, Chirca c'est pas loin. On terminera peut-être à la lanterne.
Ah.
Oui.
D'accord.
À la lanterne.
Dans la jungle. Cette putain de jungle déja pénible quand on y voit.
Eh bien oui. Nous y allons, il n'y a pas d'autre choix pour l'instant. Rien pour dormir, et on est peut-être à côté du bled.
Il est 18h10. Dans cinquante minutes, il fera nuit.
Une demi-heure avant l'obscurité, sous un coucher de soleil magnifique, on règle nos lampes. Mes piles sont médiocres, j'ai au plus deux heures d'autonomie. L'une de leurs lampes est à l'agonie. Devant nous, une suite de vallons et de bosses, au creux d'une des vallées, probablement, Chirca. À une heure, deux ou trois? Et toujours cette alternance de jungle et de prairie, qui deviendra une alternance de jungle et de jungle peu après. Plus la moindre place pour bivouaquer, il faut foncer.
A ce moment, je ne me sens ni triste ni gai, ni angoissé ni rassuré. J'ai rêvé que je me noyais dans un trou de vase. J'aime pas la jungle. Donnez-moi des déserts de neige, et je fonce. Ici, c'est le Vietnam des films, pour moi. Je repense à un peu tout, mes courses d'orientation en forêt de Creuse, mes premières grandes peur sur rocher (hein Robert, tu te souviens, le bois du Médonnet, il y a quelque chose comme vingt ans? J'étais pas fier!), mes courses d'escalade, de glace, mes copains, mes copines, la famille, ceux qui sont là et ceux qui n'y sont plus. Tous ceux qui comptent, les éclats de rire.
Je passe devant. Mariana souffre, et je sens bien qu'elle n'est pas rassurée du tout. Elle va trébucher, buter, tomber, glisser, s'épuiser dans cette obscurité.
J'entre dans la jungle, une nouvelle fois. La nuit est tombée. Je sais que ma lampe est un gadget pour enfants, je l'éteins chaque fois que je m'arrête. "Aqui estoy!", que je lance pour qu'ils se repèrent. LA jungle prend une autre forme d'existence. Je ne la vois plus, sauf quand le faisceau de ma lampe fait varier les ombres, imite des mouvements brusques, des animaux peut-être. La jungle devient bruit et odeur. Une terre sale, mauvaise, perpétuellement détrempée, qui semble à la fois immobile, fangieuse, et assez légère pour venir s'attaquer à mes narines, peut-être trouver leur chemin jusque dans mes poumons. Je transpire, nous avons perdu de l'altitude, et la chaleur du jour est emprisonnée dans la végétation. Les bruits se multiplient. Des petits cris, des chants. Des souffles. Je regarde ma main. Elle n'est pas là. L'obscurité est totale. Je ris. Eh ben voilà, mon vieux, on y est. Tu aimes te confronter à tes cauchemars? Tu es servi. Nous y sommes. Et je ne me sens pas mal. Au contraire. Je commence à remarquer mon propre calme. Ça va. Je suis bien. Entouré de lianes, essoufflé par l'effort de tracer mon chemin, parfois en force, pour me libérer des branches, obligé de m'accroupir encore, ou de mettre les pieds dans des marécages que je ne peux plus voir, je me sens aspiré par la jungle. Et là, porté par la fameuse vibration si souvent et tellement mieux évoquée, notamment par Conrad, je commence à ne plus rien sentir du tout. Bien, parfaitement calme, dans une jungle, à l'autre bout du monde. Quand je suis né, le 27 juillet 1976, à quatre heures 20 de l'après midi (C'est bien ça, Maman?), il faisait chaud, vu que c'était une des pires canicules qu'on avait connu à l'époque. Des années plus tard, je marine dans un jus saumâtre, pas sûr que les choses qui me piquent le dos, entre la peau et la chemise, sont bien des branches.
Mariana, me semble-t-il, sanglote un peu dans le noir. Les nerfs, j'imagine. Je dis, allez, on fait la pause, les amis. On s'assied, peu importe où. On mange un bonbon, on boit. La lune s'est levée, on aperçoit des formes. On transpire, on souffle. On finit par se raconter des histories, des sorcières, de monstres, de forêt. On s'amuse de certaines coïncidences, sur nos prénoms respectifs. Leo est couché par terre, Mariana rit, je pousse de grands éclats de rire, comme ceux qui me connaissent savent que j'adore les pousser.
Une heure plus tard, au détour d'un virage, alors qu'on aura planté la tente dans une clairière pierreuse, Mariana s'étant couchée, Leo et moi, on regarde les étoiles, les nuages. On parle, on rit. On a mangé tout ce qui nous restait, une soupe mélangée de fromage et de salami, avec une poignée de pistaches, et un bonbon pour dessert. On évoque la Bolivie, ce que j'ai vu, ce qu'il en pense. Il ne me contredit pas lorsque je lui dis que les enfants de Totoral, on les a laissés à mi-chemin, entre la civilisation ancestrale, qui ne valait sans doute pas moins qu'une autre, et la nôtre, faite de télévision mais aussi de culture. Au bout de cette journée, qui aura duré treize heures de marche pour moi, douze pour eux, nous ne sommes plus qu'à une heure de Chirca, des rires, de l'émotion de cette troupe angoissée. On me bénit, enfin, pas chrétiennement, on me remercie, et puis on nous raconte que la vieille folle du coin, à Chirca, a achevé de terrifier le groupe en racontant que la jungle, mes pauvres enfants, elle est infestée de pumas, de léopards, de serpents, de singes, et de fantômes, dont celui de son propre frère, suicidé.
Plus tard, le bus, et plus tard encore, les adieux à La Paz. Je rentre à l'hôtel, je me regarde, et je n'y vois ni peur, ni envie, ni angoisse, ni joie. La jungle rend fou, parce que l'homme, et à plus forte raison, l'homme blanc, n'y a pas sa place. Je me souviens de mon calme, de nos rires. Merde. La Paz. Je suis encore à La Paz...