Shiraz, 21h32.
Petit encart sur moi-même :
Je serais presque blasé, mais pas forcément dans un mauvais sens. Faut s’expliquer.
Le Moyen-Orient, pour le Franc, le Franc du nord, c’est un bazar géant, chaud, bruyant, gueulard, aux senteurs capiteuses et forcément dés-orient-antes. Si on a l’âme poète, on veut se rimbaldier, on s’y jette et on s’y perd.
Pour le reste, on a deux solutions : les vacances au sens organisé, balisé, suivez le sens de la visite et n’oubliez pas le guide, ou alors l’Orient à domicile, dans le cas de la France, plutôt son ancien Méridien colonial, bref, tout se perd, tout se mélange, rien ne se crée, tout fout l’camp. En bon occidental pas simple mais qui a la simplicité d’esprit de se croire simple, le Moyen-Orient, le vrai, celui de l’Est, m’apparaissait, enfant, comme une zone vaste et vague, un ensemble de terres cousues ensemble, mais bien trop loin pour exister ailleurs que sur des mappemondes. Un peu comme l’Amérique, qui n’existe qu’à la télé et qu’on ne peut pourtant voir à cause de l’océan qui nous sépare.
Mon premier voyage en Iran me maintenait encore sur mes gardes, non seulement à cause du dépaysement d’inculte sus-cité, mais aussi à cause des trouilles infantiles : mes années 80 avaient été nourries de guerre Iran-Irak, de Liban en miettes, d’otages, d’ayatollahs peu engageants, ainsi que d’apartheid, de Mandela, de juge Falcone et de la bobine de Ronald Reagan. Il y avait aussi le Sentier Lumineux, mais ce sujet a été traité au cours d’un voyage précédent.
Bref, mon premier voyage avait sûrement tenu du baptême du feu par rapport à toutes les idées reçues et fabriquées par moi et d’autres.
Comme je le notais il y a un an, je m’étais souvent demandé, depuis ces années 80, si l’on pouvait trouver des Iraniens pas fanatiques, voire pas si croyants, et pourquoi pas s’en foutant discrètement bien.
On peut rire de moi, et j’encourage d’ailleurs ce rire, mais au fond, des idées pareilles, tant qu’on n’en a pas le démenti...
Or donc, j’ai purgé ces niaiseries en avril 2006.
Retour au Moyen-Orient compliqué en 2007, pour le Franc pas simple, quoi de changé? Ici, peu. En moi, plus. Mais quoi? Moins de trouille, des repères, des habitudes, du lâcher-prise, de la bouteille, quoi. Passage de la trentaine? Ce serait commode, au moins si ça donnait un peu de poids à mes idées lancées en l’air. Mais le temps ne fait pas grand-chose à l’affaire, j’en demeure convaincu.
Ça doit être la bouteille, alors. Disons ça. Du coup, les lignes un peu pompeuses écrites sur moi-même il y a quelques jours, sur la cohérence interne qu’apporterait le voyage, ne me convainquent pas tellement, à les relire.
D’abord, ça sent la formule.
Ensuite, ce serait chercher un sens au voyage, coûte que coûte.
Ce sens m’apparaissait lorsque je rentrais hébété et amoureux, de tel ou tel endroit.
Aujourd’hui, je ne crois pas avoir besoin de rééducation pour retrouver l’autre vie. Pour autant, je n’ai pas fait le tour de la question, je le sens et le sais. Je crois même que plus on avance dans le voyage, et plus la question elle-même échappe à la réflexion.
Alors je ne sais pas, je ne sais plus, la ligne de moi me paraît ronflante, je préfère me dissiper comme la fumée d’une qalyan à la pomme, au dessus de l’eau d’Ispahan.
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Hier, à Shushtar. Des moulins à eaux comme on n’en fit jamais chez nous. 40 à 50 degrés. Le vieux fripé dans son tacot, il cuit et fume, il se marre à l’économie. Les gaillards, les mômes et les routiers, tous le cul à l’eau, dans le moindre canal boueux. Des champs, à ne pas comprendre qu’il y pousse un espoir.
Dans la maison de Sadegh, on parle arabe, on apprend le farsi à l’école. Le patriarche prie, les mômes reluquent du porno sur leur téléphone. Les femmes, on les aperçoit là-bas, dans la pièce à côté. Elles gloussent et préparent le festin.
Le patriarche a des croix tatouées sur le front. De matriarche, il n’y en a plus, elle a été tuée en pèlerinage en Irak, il y a deux ans.
La salle a manger ne comporte qu’un meuble, pour porter la reine télé, satellite, diffusant tout et en priorité n’importe quoi sur les têtes des frangins du svelte et gracieux Sadegh, un peu plus jeune que moi, sérieux, marié, un fils, et deuxième dan de judo, prof à ses heures.
L’après-midi s’avance. Faut retourner à Shush, le car est à 16h30. On le dit, on nous entend, on reprend le thé. Quand il faut s’affoler, c’est sans perdre la face ni le sang-froid. On téléphone, on envoie des Soeur-Anne voir si le taxi vient. L’un vient à) temps, mais Sadegh le renvoie, trop cher et pas ponctuel.
Finalement, alors qu’on noie les palpitations dans le thé, les discussions vont bon train : l’ancien suspend sa sieste et s’en mêle. On spécule sur l’heure de départ du car. Ce matin, les gars du terminal nous avaient répété : “Mister, here, four o’clock!”. Il est 15h50, et Shush est à une heure.
5 minutes plus tard, on embarque, après les plus belles salutations possibles, à bord du seul taxi d’Iran qui conduise comme un octogénaire suédois. Aucun risque, alors que le bolide pourrait tenter, comme les 405 locales, les bus des années 50, les minibus refaits maison, les mobylettes, les tas de boue et les épaves, oui, lui aussi, il pourrait tenter de passer le mur du son.
Mais il ne le fait pas. Il a tapissé sagement toutes les vitres (sauf le pare-brise, et encore, pas entièrement) de papier journal, et va piano.
Amir, ambassadeur de la maison Sadegh, nous accompagne et s’inquiète enfin. Il nous promet que le car attendra. Venant d’une contrée où un car n’attend même pas toujours l’heure de son départ, je n’y crois qu’à peine mais me sais loin de toutes ces brumes nordiques. Et puis, je n’ai pris que bien peu de car qui partissent à l’heure, somme toute.
D’un coup, Amir saisit un portable et appelle. Il ne trouve sur mon billet que le numéro national de la compagnie, qui le rappelle et lui donne le numéro local. On tractationne et on palabre, on fait valoir qu’il s’agit de déplacer deux Français.
La victoire s’annonce : on nous attendra.
10 minutes plus tard, on n’aura que le temps d’embrasser Amir pour embarquer dans les tripes fraîches d’un beau Volvo.
On souffle. Dedans : 26 degrés. Dehors : 47. Le soir tombe. Soleil rouge. Terre plate, sèche. Des champs quand même. Dans la nuit, des torchères pointent des doigts de feu sur les étoiles.