14h01. Caravansérail.
En attente de mollahs en vacances. Ascension d’une dune mouvante, émouvante et éprouvante ce matin. Roland marmonne et psalmodie son arabe littéraire, H. cause avec un vieux gaillard qui a déjà parcouru la route de la soie (sur laquelle nous sommes!) jusqu’à l’Afghanistan. Notre ami H. a coupé la musique qu’il offrait à la maigre troupe il y a quelques minutes, en prévision de l’arrivée desdits mollahs. Présence intéressante d’un colvert parmi les volatiles qui peuplent l’oasis. Roland espère que les mollahs vont arriver bientôt pour enfin utiliser son arabe, vu que les religieux sont les seuls à pratiquer la langue, du moins à le faire volontiers. J’avais raison (Roland : “Contre qui?” Moi : “Contre le monde”) d’apprendre le persan.
L’endroit est peuplé d’une poignée de militaires pas tout jeunes et plutôt détendus. J’ai noté un seul “jeune” de moins de 25 ans, chapelet à la main… Tous ces messieurs, moustaches, barbes de quelques jours, se sont montrés plus que courtois, invitations au thé, à manger… Mon bredouillage pathétique en persan les ravit, et aide à briser la glace. Question sur ce que je pense de George W Bush, pirouette de ma part : “Je suis français, et comme tout Français, je n’aime pas Bush.” Sourires. H. confesse qu’il déteste ces mollahs qui vivent de l’argent du pétrole. Remarque : il semble que les Iraniens soient assez “physiques”. Je note beaucoup de contacts, peu de distance, des appositions de mains pour appuyer les propos.
Arrivée des mollahs.
“Fuck you mollah!”, crierait plus tard H., tourné dans la direction de l’oasis, se mettant à l’aise, sur le toit d’une exploitation de gaz désaffectée, c’est-à-dire qu’il tombait pantalon et chemise pour mieux danser sur la musique pulsée par la voiture couverte de sel. Des mollahs qui viennent prendre le soleil dans une oasis, c’est bien. Un ayatollah qui vient parler d’hydrologie en mangeant son kebab, c’est mieux. Un gros con de la police secrète, appelée “renseignement”, ou plus simplement Hezbollah, , qui vient nous chercher des poux dans la tonsure, c’est l’extase.
Cortège réduit, trois jeeps 4x4 flambant neuves, une pour chaque groupe : mollahs, militaires et police secrète. Les quelques braves vieux faisaient déjà cuire le kebab apporté spécialement pour l’ayatollah. H. nous explique que c’est de la bonne nourriture, pas précisément l’ordinaire de ces pauvres bougres. On installe l’ayatollah sur des coussins après les bises rituelles, et il commence à deviser, apparemment de tout et de rien. Officiellement, du moins. Bien entendu, de la voiture de la police secrète sort un quadragénaire rond, mal rasé comme seuls les hommes d’actions peuvent l’être, et se dirige, souriant, vers notre propre coin. Salutations cordiales, poignées de mains échangées avec Roland et moi, béfarmâhid-asseyez-vous, et il se tourne directement vers H. qui entame les palabres, souriant et ferme, pas le genre à se laisser marcher sur les orteils, même pas des godillots du Hezbollah. On sent l’habitué de ce type “d’incidents”. Le sentiment d’une comédie s’installe vite, autant chez nous que chez les lieutenants du nouveau venu. Dans une situation pareille, -nous ne savons pas encore que la longue barbe qui a déjà commencé à alterner une bouchée de kebab avec quelques phrases sentencieuses est un ayatollah-, moi, je serais à sa place, au type rond, ben je ferais mettre tout le monde à poil pour commencer. Un Américain et un Français, barbus, jeunes, couverts d’appareils photo, coooooomme par hasard sur le lieu de pique-nique de l’un des 50 ayatollahs du pays? Mouais, allez allez, pas d’histoires, suivez-moi au poste… Eh ben là non, le ton monte, bien sûr, mais paresseusement. Le rond ne regarde presque jamais H. dans les yeux, et prend par moments l’attitude stéréotypée du flic, quelle que soit sa nationalité : phrases récitées d’un air désolé, c’est pas moi qui fait la loi, fatalisme agressif, faudrait pas voir à trop pousser mon petit monsieur. Le plus surprenant est H., qui ne se démonte pas, et se fâche tout en modulant, à l’évidence, à la perfection le ton qu’il a le droit de prendre. Tout ça sous l’œil hilare de deux sbires du flic, apparemment pas désolés de voir leur patron reculer piteusement. Car finalement, H. nous demande, à la demande du flic, si nous avons des téléphones satellites et/ou des appareils photo avec des téléobjectifs. Ouarf ouarf ouarf, ça pue la question apprise. Pas besoin d’un tel matériel pour tirer le portrait de m’sieur l’ayatollah.
Les vraies questions auraient dû être tout autres, mais apparemment, nous n’avions pas affaire à un maître flic. Finalement, le rond s’éloigne, il aura sans doute gardé le sentiment du devoir accompli, c’est tout.
Pendant ce temps… Roland échafaude un plan, sur lequel il m’offre un droit de veto : offrir des pâtisseries syriennes à l’ayatollah en échange d’une conversation en arabe littéraire. Je le soupçonne d’avoir emporté quelques boîtes de ces pâtisseries spécialement pour apprivoiser des mollahs. Un peu gelé, le garçon. H. ne le lui conseille pas, l’ayatollah ne les mangera pas, et de plus, il n’a pas vraiment envie de faire de cadeaux à l’enturbanné. Il nous explique que le rond l’a accusé de ne pas nous surveiller, nous qui sommes les ennemis du pays. H. a répondu que le tourisme devait être soigné pour améliorer l’image du pays. Le flicard lui a répondu que le pays n’avait pas à se préoccuper de ça, que nous sommes des ennemis, et pis ch’est toute.
C’est alors que l’un des braves types de tout à l’heure vient nous voir, armé d’un sourire et d’une longue brochette à kebab enveloppée de viande cuite et d’une large tranche de pain. Je lis dans ce geste la fameuse hospitalité iranienne, ainsi que la volonté de nous témoigner qu’ils nous avaient à la bonne, qu’ils ne nous prennent pas plus pour des ennemis que ça, et puis quand bien même, ils ne pourraient pas faire grand-chose, non vraiment, c’est pas un kebab partagé qui changera le cours des choses, pour ces gars-là. Comme des centaines d’autres gardiens du caravansérail avant eux, ils n’ont que faire de nos croyances, nos origines ou nos idées : ils nous offrent un gîte, le couvert et de l’eau.
H. achève sa conversation avec la moustache blanche du pèlerin de la route de la soie, à qui appartiendraient les lieux (paie pourtant pas de mine, le bonhomme, dans son pantalon traditionnel, noir et flottant), et qui ne porte pas vraiment les mollahs dans son cœur : des feignants qui passent leur temps à bouffer et parler, mais n’en foutent pas une rame et décident de tout pour tout le monde. Comme notre nouvel ami, l’ayatollah spécialiste de l’eau au nom de dieu, mais sans la queue d’une connaissance précise en la matière. La comédie s’étend, donc, d’un flic qui se contente d’une réponse monosyllabique à un ayatollah qui ne connaît queue de chique à ce qu’il dirige.
Nous levons le camp. Peu avant, traînant à l’ombre, nous voyons arriver un car rempli de jeunes femmes, voilées diversement, brandissant des appareils photos, riantes et bruissantes. Un pique-nique concurrent et éminemment plus sympathique. Le contexte vire au surréel : un ayatollah, des uniformes, un vieillard maître du désert, un gros flic du Hezbollah, un Américain, un Français barbu comme un mollah, des jeunes filles pépiant comme toutes leurs sœurs de par le monde (mais qui ne nous adresseront jamais un regard, on n’est pas en Amérique Latine)… Et des canards. Et tout ce monde perdu au milieu du désert iranien, pendant que quelque part, des scientifiques jouent avec des atomes.
Le plus beau tient dans la conclusion : juste avant de faire hurler l’autoradio et le moteur de notre jeep, une vétéran de la guerre contre l’Irak, H. s’entretient avec le chauffeur du bus des jeunes filles : l’ayatollah leur a fait proposer par un sbire de les entretenir doctement des femmes et de la religion… Elles ont refusé! Peut-être plus symbolique qu’autre chose, mais j’en ris encore.
Quelques heures plus tard, H. danse en slip sur le toit de la cabane où je piquerai le caillou de prière traditionnel du chi’isme, la musique hurle, nous nous tenons les côtes en imaginant les réponses des jeunes filles à la proposition (“De la religion? Encoooore?”) Nous sommes au beau milieu d’un paysage lunaire, le lac salé du Dasht-e-Kavir, la tempête menace, le vent et la pluie vont bientôt nous rattraper. “Fuck you mollah…”