Dimanche, 21h14, Ispahan.
J’ai donc plié bagage de Shiraz plus tôt que prévu, et décidé de couper le trajet jusqu’à Téhéran en deux, suivant l’idée de Philip et Christine, deux australiens charmants et pleins d’humour. Lui a déjà arpenté le Moyen-Orient, essentiellement dans le domaine humanitaire, et ils confessent visiter le pays “avant que ça n’explose”.
Je n’ai pas adoré Shiraz. Belle ville, mais remplie de soldats en uniforme de toutes les couleurs. Une ville de garnison reste une ville de garnison. Deux spectaculaires casernes du Hezbollah gardent l’entrée nord de la ville…
J’ai eu le malheur de me laisser faire par les rabatteurs de la gare de Shiraz. Ces sagouins m’ont envoyé dans une cochonceté de bus Mercedes qui s’est traîné (484 kms en huit heures…) de village en village, à s’arrêter sans cesse pour proposer à tous les pèlerins de se joindre à nous. Mon voisin était la réplique benête de mon pratiquant sinistre du Téhéran-Yazd. Notre voisine de derrière l’a engueulé et sommé de me parler en anglais (“Qu’est-ce qu’on t’apprend à l’école?”) mais le couillon préférait de timides questions en farsi, chargées d’un accent couillon et trop rapide pour moi. Ajoutons que je ne desserrais pas les mâchoires de m’être fait embringuer dans cette charrette satanique… Il faut dire qu’un Mercedes, en Iran, est synonyme d’une épave bariolée des années 60-70, pétaradante et pilotée par des saligauds : un qui conduit, un autre qui sert les verres d’eau aux voyageurs et les verres de thé à ses copains, un qui change la face de la cassette (d’un type qui se fait arracher les dents) de l’autoradio, et le quatrième qui fume sa cigarette en contemplant ses doigts de pied étalés sur le tableau de bord. Le plus beau reste que 3 des 4 pieds-nickelés (et déchaussés) sont installés côte-à-côte, et que l’un de ces trois est le chauffeur.
Un vrai supplice, vous dis-je.
À peine arrivé à Ispahan, je ne marchande pas le taxi, (qui me surfacture, mais cela ne couvre pas mon économie folle du trajet en Mercedes) et me précipite vers le pont 33, où je m’attable à la maison de thé. Hasard, j’aperçois les deux Aussies sur la rive malgré ma myopie, leur fait signe et les invite. Un nouveau bon moment.
Pendant ce temps à Téhéran, une vaste conférence islamique fait la part belle à la “bonne nouvelle” récemment annoncée par le président. Les barbus tentent de tirer les marrons du feu et tirent de tous côtés. Palestine, Amérique, Israel, tout est bon, c’est la braderie de printemps en ce jour anniversaire de la naissance du prophète. Cependant, la rue n’a guère changé depuis la dernière fois. Le petit peuple reste de marbre et attend. Un nouveau profil mérite qu’on s’y arrête. Le patron de mon hôtel shirazi, élégant gentleman parlant un excellent anglais, a fait quelque 30 ans de marine. Je l’ai d’abord pris pour le propriétaire, il n’était que le gérant. Hier soir, traînant dans le hall étroit de l’hôtel (après un dîner frugal avec le brave Hamin, mon meilleur prof de farsi), je m’installai. Il m’offrit le thé et quelques souvenirs de matelot. Le bonhomme semblait regretter l’époque du Shah. Je lui donnai la cinquantaine et l’identifiai à cette génération précédente, celles des déçus de la Révolution, ceux qui considèrent que les mollahs ne font ni ne valent mieux que leurs prédécesseurs. Ah! le bon temps où, stationné en Angleterre, il accumula 52 girlfriends en deux ans (heureux homme!)! Je le regarde, l’imagine avec 30 ans de moins et le crois sans problème. La soirée s’effiloche paisiblement, entre souvenirs rhabillés de paillettes pour l’occasion et comparaisons entre la Perfide Albion et la Douce France, que le gaillard semble regretter de n’avoir pas connue.
Ce matin, c’est l’heure des adieux. J’attends le taxi que je partagerai avec Philip and Christine. Le sympathique boss, toujours so british, est là, et nous devisons encore. Foin du passé, il filtre moins : pour lui, l’Iran est sur la bonne voie, avec un bon gouvernement, surtout avec le président actuel. L’ancien buveur et coureur de petites anglaises est un peu plus sombre. Le président est bon pour les pauvres, il pense à eux. Lui, l’ancien marin qui ne savait que faire des montagnes d’argent que le Shah lui payait jadis, doit se casser les reins dans cet hôtel peu glorieux pour aider ses 5 enfants, tous à l’université ou en train d’en sortir. Il se compte au nombre des pauvres, à l’évidence. Il n’a pas tort : les perspectives ne sont pas souriantes pour les jeunes diplômés (ce que Bamdod m’exposait hier, lui qui avait dépendu de ses parents passés trente ans). Le système social actuel lui promet de longues années derrière ce comptoir. Alors il évoque avec confiance le programme social d’Ahmadinedjad. Programme immobilier, maisons abordables… Mais aussi remplacement progressif des hommes de l’appareil, avec installation d’hommes à lui, “des gens biens, intègres”. le président consolide, sans faire de bruit à l’extérieur, mais avec décision. Cela, le monde ne le voit pas, et une bonne partie des Iraniens non plus. Normal : nous avons tous les oreilles braquées sur les déclarations incendiaires du personnage.
Avant que mon taxi n’arrive, le vieux marin doit sentir mon incrédulité sur le chapitre, ou flairer ma fausse naïveté, et il tente une étrange sortie pour justifier son président : me demande si j’ai entendu parler de l’Holocauste. Je lui dis que oui, bien sûr, à l’école, comme tout le monde. Il avance qu’il y a trente ans, en Angleterre, il avait entendu parler d’1000000 de juifs tués, puis qu’aujoud’hui de 6000000, jetés au feu par Hitler. Et il n’y aurait aucune trace écrite. “Je ne sais pas, j’ai des doutes…” Mauvaise foi? Volonté de suivre le leader? Attention, terrain miné. Les plus riches que lui m’ont affirmé indifférence au discours, voire franche haine du président. Les plus pauvres que lui ne pensent pas à ces considérations, d’après le peu que j’ai vu. Mais lui ! Cet homme n’est pas un âne, il m’a lui même prêché l’amitié entre les peuples, pas si différents les uns des autres. Cet homme ne hait pas. Il n’arrive pas à tenir un discours fanatique. Mais il s’y essaie… Il ne devrait pas, il semble le savoir, mais… Voit-il une autre solution que de suivre le mouvement?
Ce soir chose vue à l’extrémité du pont 33. alors que dans la maison de thé, des p’tits gars m’ont proposé de m’acheter mon passeport, sur la rive, deux voitures se sont arrêtées. On accroche les banderoles et on plante les drapeaux palestiniens. La sono braille. Je comprendrai plus tard qu’il s’agit d’un mouvement de solidarité, en relation avec les déclarations officielles… Hé bien, heureusement qu’aucune caméra de télévision, locale ou étrangère, n’était là pour immortaliser l’instant ! En effet, c’est une totale indifférence qui recevait les paroles de la bande enregistrée. Je ne parle même pas des trois ou quatre organisateurs, morts d’ennui, plaisantant entre eux. La jeunesse d’Ispahan? Trop occupée à se draguer à qui mieux mieux… Toute cette scène renvoie à des slogans quadragénaires concernant l’amour et la guerre…