Une petite pause dans ma saga syrienne. Retour en Iran.
A y repenser, il s'agit en toute honnêteté de la photo la plus risquée de ma vie. J'en ai pris quelques-unes, des photos risquées, suspendu dans le vide, agrippé d'une main à un bout de rocher, à faire confiance à la corde, à calculer chaque geste, déclencher de la main libre, cadrer à peu près, tâcher de ne pas bouger... J'ai pris des photos au beau milieu de routes, histoire de capturer cette sensation d'infini qui se dégage d'un bon voyage. J'ai déclenché au jugé, à hauteur de poitrine, en espérant que des patibulaires ne remarqueraient rien. Ils n'ont d'ailleurs jamais rien remarqué, puisque je suis toujours ici pour vous en parler.
Il en est pourtant quelques-unes que l'on n'oublie pas, mais qui furent si dangereuses qu'on ne devrait pas les montrer. Pas toujours parce qu'on a risqué sa peau sur le moment, lors de la capture, mais peut-être parce que ceux que l'on a capturés pourraient risquer gros, ou bien parce qu'ils pourraient nous faire risquer gros.
Il ne s'agit pas cette fois de photographie de rue. La photo de rue peut faire courir des risques aux modèles involontaires (couples illégitimes par exemple), mais rien de cela dans ma photo du jour. Pour être tout-à-fait franc, je dirais même que si les types de la photo avaient des problèmes, je m'en réjouirais plutôt.
Voici l'histoire : en 2006, j'étais en Iran. Vous pouvez lire le récit complet ici. Pas toute l'année, deux semaines à peine. J'avais parcouru pas mal de terrain, notamment en compagnie de mon cousin Roland. Au gré des kilomètres, nous avions passé une nuit dans un caravansérail. Oui oui, un caravansérail vieux de plusieurs siècles, l'un des 999 bâtis par le Shah Abbas le Grand, dont on dit qu'il en avait choisi le nombre pour sa crédibilité, craignant que 1000 sonne comme une exagération, une légende.
La nuit avait été froide et venteuse, l'haleine du désert nous soufflant dans les moustaches. Nous ne savions plus vraiment à quelle époque nous nous réveillions. Mais après quelques balades dans les environs, une bande d'emmerdeurs nous l'avait rappelée, l'époque : des types du Hezbollah, des Bassijis, des salopards, débarqués dans les lieux, forçant les trois pépères vaguement chargés de veiller sur les lieux à préparer un petit festin et, nom de Dieu, à remettre un peu d'ordre dans la pétaudière.
Et bien sûr, seuls cheveux dans la soupe, un Français, un Américain et leur guide. Problème polycéphale pour les uniformes. Notre guide ne se démonta pas, leur répliqua, marqua son territoire, exhiba tous les papiers nécessaires. Il finit par se tourner vers nous : « Ils veulent que je porte des manches longues (il portait un t-shirt sans manches) et un pantalon (il portait un short), et ils veulent que vous ne preniez aucune photo. » La raison, au fait? « Un ayatollah doit venir ici pour une réunion. Il est en route. »
Oups. Sachez que des ayatollahs, d'après notre guide, il y en aurait une cinquantaine dans le pays. Des super-mollahs. Des cardinaux. Et en charge de dossiers gouvernementaux divers, théocratie oblige.
Autant dire qu'on n'en mène pas large. Des 4x4 balèzes débarquent en effet, avec plus de Bassijis, plus de Hezbollahis, des armes pas très loin, des bises au barbu suprême lorsqu'il s'extirpe de son carrosse, et pas mal de regards très, très lourds dans notre direction.
Mon photographe de cousin a posé ses appareils bien en vue, loin de lui, et admire la scène avec curiosité et excitation : un ayatollah!!!! Un vrai!!!
Pour ma part, je reste couché sur notre tapis, et grignote ce que notre guide nous a cuisiné. Je prends un air détaché. Je sens la tension du moment. Et elle est importante. Tous ces types ne rigolent pas. Pas du tout. A une dizaine de mètres de là où je mange, un ayatollah mange et professe. Et entre nous, posé négligemment à côté de moi, mon petit appareil photo, bien moins repérable que les gros réflex de mon cousin. Alors en parlant, en prenant le plus bel air de rien qu'on vît jamais, j'allume l'appareil, je ne vise pas, je pointe, j'appuie, j'éteins, et je reprends une bouchée de pain. Roland m'a vu, il s'en tient les côtes.
Quelles seraient les conséquences, si ces peu riants personnages m'avaient vu? Impossible à dire. Vu nos passeports, vu le contexte, cela pourrait aller de la nuit au poste à la disparition. On dit toujours qu'il ne faut jamais photographier les militaires. Alors les ayatollahs...
Mais surtout, pourquoi diable ai-je pris cette photo? Qu'est-ce qui m'est passé par la tête? Regardez le cliché, il ne vaut pas grand-chose. J'aurais mieux fait d'aller demander au barbu de poser carrément. Je ne sais pas. J'ai vu le moment où les tensions s'étaient calmées, où nous n'étions plus que des points d'interrogations sans grande importance, où personne ne me regardait, et où... C'était faisable.
Je l'ai prise, et je suis passé à autre chose.
Je n'ai jamais regretté, même si je sais que j'aurais pu avoir à le regretter très amèrement...
Note artistique : 2/10. Les couleurs ne sont pas vilaines.
Composition : 1/10. Cadrage plat, personnages indistincts.
Valeur géopolitique : 5/10. Oui, c'est un ayatollah, mais lequel, bon sang?
Valeur journalistique : 3/10. Et encore, c'est bien payé.
Valeur sentimentale : 10/10. Clic-clac, je t'ai eu, ayatollah!