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Mes virées, mes carnets...Bienvenue chez moi. C'est-à-dire nulle part.

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19 octobre 2013 6 19 /10 /octobre /2013 18:00

Une petite pause dans ma saga syrienne. Retour en Iran. 

A y repenser, il s'agit en toute honnêteté de la photo la plus risquée de ma vie. J'en ai pris quelques-unes, des photos risquées, suspendu dans le vide, agrippé d'une main à un bout de rocher, à faire confiance à la corde, à calculer chaque geste, déclencher de la main libre, cadrer à peu près, tâcher de ne pas bouger... J'ai pris des photos au beau milieu de routes, histoire de capturer cette sensation d'infini qui se dégage d'un bon voyage. J'ai déclenché au jugé, à hauteur de poitrine, en espérant que des patibulaires ne remarqueraient rien. Ils n'ont d'ailleurs jamais rien remarqué, puisque je suis toujours ici pour vous en parler.

 

Il en est pourtant quelques-unes que l'on n'oublie pas, mais qui furent si dangereuses qu'on ne devrait pas les montrer. Pas toujours parce qu'on a risqué sa peau sur le moment, lors de la capture, mais peut-être parce que ceux que l'on a capturés pourraient risquer gros, ou bien parce qu'ils pourraient nous faire risquer gros.

 

Il ne s'agit pas cette fois de photographie de rue. La photo de rue peut faire courir des risques aux modèles involontaires (couples illégitimes par exemple), mais rien de cela dans ma photo du jour. Pour être tout-à-fait franc, je dirais même que si les types de la photo avaient des problèmes, je m'en réjouirais plutôt.

 

Voici l'histoire : en 2006, j'étais en Iran. Vous pouvez lire le récit complet ici. Pas toute l'année, deux semaines à peine. J'avais parcouru pas mal de terrain, notamment en compagnie de mon cousin Roland. Au gré des kilomètres, nous avions passé une nuit dans un caravansérail. Oui oui, un caravansérail vieux de plusieurs siècles, l'un des 999 bâtis par le Shah Abbas le Grand, dont on dit qu'il en avait choisi le nombre pour sa crédibilité, craignant que 1000 sonne comme une exagération, une légende.

 

La nuit avait été froide et venteuse, l'haleine du désert nous soufflant dans les moustaches. Nous ne savions plus vraiment à quelle époque nous nous réveillions. Mais après quelques balades dans les environs, une bande d'emmerdeurs nous l'avait rappelée, l'époque : des types du Hezbollah, des Bassijis, des salopards, débarqués dans les lieux, forçant les trois pépères vaguement chargés de veiller sur les lieux à préparer un petit festin et, nom de Dieu, à remettre un peu d'ordre dans la pétaudière.

 

Et bien sûr, seuls cheveux dans la soupe, un Français, un Américain et leur guide. Problème polycéphale pour les uniformes. Notre guide ne se démonta pas, leur répliqua, marqua son territoire, exhiba tous les papiers nécessaires. Il finit par se tourner vers nous : « Ils veulent que je porte des manches longues (il portait un t-shirt sans manches) et un pantalon (il portait un short), et ils veulent que vous ne preniez aucune photo. » La raison, au fait? « Un ayatollah doit venir ici pour une réunion. Il est en route. »

 

Oups. Sachez que des ayatollahs, d'après notre guide, il y en aurait une cinquantaine dans le pays. Des super-mollahs. Des cardinaux. Et en charge de dossiers gouvernementaux divers, théocratie oblige.

 

Autant dire qu'on n'en mène pas large. Des 4x4 balèzes débarquent en effet, avec plus de Bassijis, plus de Hezbollahis, des armes pas très loin, des bises au barbu suprême lorsqu'il s'extirpe de son carrosse, et pas mal de regards très, très lourds dans notre direction.

 

Mon photographe de cousin a posé ses appareils bien en vue, loin de lui, et admire la scène avec curiosité et excitation : un ayatollah!!!! Un vrai!!!

 

Pour ma part, je reste couché sur notre tapis, et grignote ce que notre guide nous a cuisiné. Je prends un air détaché. Je sens la tension du moment. Et elle est importante. Tous ces types ne rigolent pas. Pas du tout. A une dizaine de mètres de là où je mange, un ayatollah mange et professe. Et entre nous, posé négligemment à côté de moi, mon petit appareil photo, bien moins repérable que les gros réflex de mon cousin. Alors en parlant, en prenant le plus bel air de rien qu'on vît jamais, j'allume l'appareil, je ne vise pas, je pointe, j'appuie, j'éteins, et je reprends une bouchée de pain. Roland m'a vu, il s'en tient les côtes.

 

Quelles seraient les conséquences, si ces peu riants personnages m'avaient vu? Impossible à dire. Vu nos passeports, vu le contexte, cela pourrait aller de la nuit au poste à la disparition. On dit toujours qu'il ne faut jamais photographier les militaires. Alors les ayatollahs...

 

Mais surtout, pourquoi diable ai-je pris cette photo? Qu'est-ce qui m'est passé par la tête? Regardez le cliché, il ne vaut pas grand-chose. J'aurais mieux fait d'aller demander au barbu de poser carrément. Je ne sais pas. J'ai vu le moment où les tensions s'étaient calmées, où nous n'étions plus que des points d'interrogations sans grande importance, où personne ne me regardait, et où... C'était faisable.

 

Deuxieme-dossier-1090.JPG

Je l'ai prise, et je suis passé à autre chose.

 

Je n'ai jamais regretté, même si je sais que j'aurais pu avoir à le regretter très amèrement...

 

Note artistique : 2/10. Les couleurs ne sont pas vilaines.

Composition : 1/10. Cadrage plat, personnages indistincts.

Valeur géopolitique : 5/10. Oui, c'est un ayatollah, mais lequel, bon sang?

Valeur journalistique : 3/10. Et encore, c'est bien payé.

 

Valeur sentimentale : 10/10. Clic-clac, je t'ai eu, ayatollah!  

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24 octobre 2007 3 24 /10 /octobre /2007 16:22

Et voici, et voilà... Une petite vidéo de ma première virée iranienne, les tombes des grands rois de Perse, à peu près comme si vous y étiez.

http://www.youtube.com/watch?v=VbCYz4xGSmE

 

Bon visionnage.

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17 avril 2006 1 17 /04 /avril /2006 17:35

Introduction pour mon récit iranien, qui vaut peut-être pour mes aventures boliviennes également.


Téhéran, aéroport Mehrabad

Je l’ai peut-être écrit quelque part, mais à l’origine, je n’avais aucun intérêt particulier pour le monde hispanique. J’ai fini par vivre deux ans au Mexique, et me perdre dans la jungle bolivienne. À l’origine, je n’avais aucun intérêt particulier pour le Moyen-Orient. J’ai fini par apprendre le Persan et m’user la carcasse dans les bus iraniens.
Mieux encore. Né en 1976, et grandissant au sein d’une famille où les vagues de l’océan mondial étaient passées à l’épuisette par tout le monde au repas, j’avais une dizaine d’années lorsque j’ai pris conscience de quelques événements qui secouaient sérieusement la planète. Pour ma jeune imagination, les Français exécutés par le Sentier Lumineux péruvien et l’interminable feuilleton des otages du Liban ont vite constitué deux points cardinaux, deux trous noirs dans ma galaxie enfantine. Je crois bien qu’à cette époque, si on m’avait prédit que 20 ans plus tard, j’irais me promener dans des endroits pareils, et dans des contextes pas si différentes (je ne ferai jamais d’angélisme en la matière : le fait que je m’en sois sorti jusqu’ici sans une égratignure ne me rend pas aveugle ni insouciant quand aux réalités des pays que j’arpente, tout comme je ne méconnais pas les dangers des montagnes que je gravis), je crois que j’en aurais pris une frousse verte et qu’une partie de mes cheveux serait tombée, tandis que l’autre aurait commencé à blanchir, ce qui m’aurait amené exactement où j’en suis, sur le plan capillaire du moins.
Tiens, ajoutons ceci : à l’origine, je n’étais pas spécialement fasciné par le voyage non plus… Les astronautes et les spéléologues me terrifiaient de claustrophobie, et pour ce qui est de la montagne, j’ai toujours préféré gambader dans les descentes que transpirer dans les montées. La discipline, je me la suis imposée en grandissant et en mûrissant. La volonté, je l’ai découverte en me confrontant à ces difficultés. Pas par esprit de compétition, que je n’ai jamais eu, mais bien plutôt par curiosité. Jusqu’où puis-je marcher, combien de temps puis-je résister au froid, à la chaleur, à la faim, à l’absence de musique… C’est comme ça qu’on se fabrique, je suppose.
Je n’ai toujours pas lu le quart des écrivains voyageurs que j’aurais déjà dû lire. Quand cela m’arrive, je suis en général impressionné par leur sagesse. Ce sont des adultes qui voyagent, et je ne suis qu’un bambin impudique qui passe une adolescence (très) tardive sur les routes. Ou bien c’est juste une impression. Peut-être que tous ces grands personnages, de Bouvier à Amundsen, ressentaient eux aussi, juste avant de larguer les amarres, cette tension, ce stress qu’on apprend, non à dominer, mais à apprécier, voire à rechercher.
Je veux le croire.


On m’a regardé avec des yeux ronds lorsque j’ai annoncé mes deux destinations, la Bolivie puis l’Iran. Je reconnais que sur le papier, ça semble plus osé que la traversée du Bois Magneux (pour ceux qui connaissent cette jungle picarde microscopique). Pourtant, moi qui en serais tombé de ma chaise 20 ans auparavant, je n’ai pas hésité à partir.
Quand on demandait à George Mallory pourquoi il voulait faire l’ascension de l’Everest, il répondait “Parce qu’il est là.”
Y a-t-il réponse plus profonde? Le fait qu’il soit mort en cours d’ascension (ou de descente? Nous ne le saurons sans doute jamais) ne change rien à la beauté de sa justification. Pourquoi parcourir le monde? Pourquoi s’asseoir, comme disait Montaigne, “aux tables les plus épaisses d’étrangers”, et engager la conversation avec eux? Pourquoi aller dîner d’une misérable barquette de frites avec le garçon d’étage dont le regard pétille de fierté lorsque nous croisons son patron? Pourquoi se perdre dans la jungle? Pourquoi arpenter l’Iran, alors qu’il fait la une de tous les journaux?
Faut-il répondre?

(NB : certains noms de personnes ont été changés pour des raisons que le lecteur comprendra aisément).

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16 avril 2006 7 16 /04 /avril /2006 18:05
 

Dimanche, 21h14, Ispahan.

 


J’ai donc plié bagage de Shiraz plus tôt que prévu, et décidé de couper le trajet jusqu’à Téhéran en deux, suivant l’idée de Philip et Christine, deux australiens charmants et pleins d’humour. Lui a déjà arpenté le Moyen-Orient, essentiellement dans le domaine humanitaire, et ils confessent visiter le pays “avant que ça n’explose”.

Je n’ai pas adoré Shiraz. Belle ville, mais remplie de soldats en uniforme de toutes les couleurs. Une ville de garnison reste une ville de garnison. Deux spectaculaires casernes du Hezbollah gardent l’entrée nord de la ville…

J’ai eu le malheur de me laisser faire par les rabatteurs de la gare de Shiraz. Ces sagouins m’ont envoyé dans une cochonceté de bus Mercedes qui s’est traîné (484 kms en huit heures…) de village en village, à s’arrêter sans cesse pour proposer à tous les pèlerins de se joindre à nous. Mon voisin était la réplique benête de mon pratiquant sinistre du Téhéran-Yazd. Notre voisine de derrière l’a engueulé et sommé de me parler en anglais (“Qu’est-ce qu’on t’apprend à l’école?”) mais le couillon préférait de timides questions en farsi, chargées d’un accent couillon et trop rapide pour moi. Ajoutons que je ne desserrais pas les mâchoires de m’être fait embringuer dans cette charrette satanique… Il faut dire qu’un Mercedes, en Iran, est synonyme d’une épave bariolée des années 60-70, pétaradante et pilotée par des saligauds : un qui conduit, un autre qui sert les verres d’eau aux voyageurs et les verres de thé à ses copains, un qui change la face de la cassette (d’un type qui se fait arracher les dents) de l’autoradio, et le quatrième qui fume sa cigarette en contemplant ses doigts de pied étalés sur le tableau de bord. Le plus beau reste que 3 des 4 pieds-nickelés (et déchaussés) sont installés côte-à-côte, et que l’un de ces trois est le chauffeur.

Un vrai supplice, vous dis-je.

À peine arrivé à Ispahan, je ne marchande pas le taxi, (qui me surfacture, mais cela ne couvre pas mon économie folle du trajet en Mercedes) et me précipite vers le pont 33, où je m’attable à la maison de thé. Hasard, j’aperçois les deux Aussies sur la rive malgré ma myopie, leur fait signe et les invite. Un nouveau bon moment.

Pendant ce temps à Téhéran, une vaste conférence islamique fait la part belle à la “bonne nouvelle” récemment annoncée par le président. Les barbus tentent de tirer les marrons du feu et tirent de tous côtés. Palestine, Amérique, Israel, tout est bon, c’est la braderie de printemps en ce jour anniversaire de la naissance du prophète. Cependant, la rue n’a guère changé depuis la dernière fois. Le petit peuple reste de marbre et attend. Un nouveau profil mérite qu’on s’y arrête. Le patron de mon hôtel shirazi, élégant gentleman parlant un excellent anglais, a fait quelque 30 ans de marine. Je l’ai d’abord pris pour le propriétaire, il n’était que le gérant. Hier soir, traînant dans le hall étroit de l’hôtel (après un dîner frugal avec le brave Hamin, mon meilleur prof de farsi), je m’installai. Il m’offrit le thé et quelques souvenirs de matelot. Le bonhomme semblait regretter l’époque du Shah. Je lui donnai la cinquantaine et l’identifiai à cette génération précédente, celles des déçus de la Révolution, ceux qui considèrent que les mollahs ne font ni ne valent mieux que leurs prédécesseurs. Ah! le bon temps où, stationné en Angleterre, il accumula 52 girlfriends en deux ans (heureux homme!)! Je le regarde, l’imagine avec 30 ans de moins et le crois sans problème. La soirée s’effiloche paisiblement, entre souvenirs rhabillés de paillettes pour l’occasion et comparaisons entre la Perfide Albion et la Douce France, que le gaillard semble regretter de n’avoir pas connue.

Ce matin, c’est l’heure des adieux. J’attends le taxi que je partagerai avec Philip and Christine. Le sympathique boss, toujours so british, est là, et nous devisons encore. Foin du passé, il filtre moins : pour lui, l’Iran est sur la bonne voie, avec un bon gouvernement, surtout avec le président actuel. L’ancien buveur et coureur de petites anglaises est un peu plus sombre. Le président est bon pour les pauvres, il pense à eux. Lui, l’ancien marin qui ne savait que faire des montagnes d’argent que le Shah lui payait jadis, doit se casser les reins dans cet hôtel peu glorieux pour aider ses 5 enfants, tous à l’université ou en train d’en sortir. Il se compte au nombre des pauvres, à l’évidence. Il n’a pas tort : les perspectives ne sont pas souriantes pour les jeunes diplômés (ce que Bamdod m’exposait hier, lui qui avait dépendu de ses parents passés trente ans). Le système social actuel lui promet de longues années derrière ce comptoir. Alors il évoque avec confiance le programme social d’Ahmadinedjad. Programme immobilier, maisons abordables… Mais aussi remplacement progressif des hommes de l’appareil, avec installation d’hommes à lui, “des gens biens, intègres”. le président consolide, sans faire de bruit à l’extérieur, mais avec décision. Cela, le monde ne le voit pas, et une bonne partie des Iraniens non plus. Normal : nous avons tous les oreilles braquées sur les déclarations incendiaires du personnage.

Avant que mon taxi n’arrive, le vieux marin doit sentir mon incrédulité sur le chapitre, ou flairer ma fausse naïveté, et il tente une étrange sortie pour justifier son président : me demande si j’ai entendu parler de l’Holocauste. Je lui dis que oui, bien sûr, à l’école, comme tout le monde. Il avance qu’il y a trente ans, en Angleterre, il avait entendu parler d’1000000 de juifs tués, puis qu’aujoud’hui de 6000000, jetés au feu par Hitler. Et il n’y aurait aucune trace écrite. “Je ne sais pas, j’ai des doutes…” Mauvaise foi? Volonté de suivre le leader? Attention, terrain miné. Les plus riches que lui m’ont affirmé indifférence au discours, voire franche haine du président. Les plus pauvres que lui ne pensent pas à ces considérations, d’après le peu que j’ai vu. Mais lui ! Cet homme n’est pas un âne, il m’a lui même prêché l’amitié entre les peuples, pas si différents les uns des autres. Cet homme ne hait pas. Il n’arrive pas à tenir un discours fanatique. Mais il s’y essaie… Il ne devrait pas, il semble le savoir, mais… Voit-il une autre solution que de suivre le mouvement?


Ce soir chose vue à l’extrémité du pont 33. alors que dans la maison de thé, des p’tits gars m’ont proposé de m’acheter mon passeport, sur la rive, deux voitures se sont arrêtées. On accroche les banderoles et on plante les drapeaux palestiniens. La sono braille. Je comprendrai plus tard qu’il s’agit d’un mouvement de solidarité, en relation avec les déclarations officielles… Hé bien, heureusement qu’aucune caméra de télévision, locale ou étrangère, n’était là pour immortaliser l’instant ! En effet, c’est une totale indifférence qui recevait les paroles de la bande enregistrée. Je ne parle même pas des trois ou quatre organisateurs, morts d’ennui, plaisantant entre eux. La jeunesse d’Ispahan? Trop occupée à se draguer à qui mieux mieux… Toute cette scène renvoie à des slogans quadragénaires concernant l’amour et la guerre…

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15 avril 2006 6 15 /04 /avril /2006 18:04
 

Samedi 15, 19h10, Shiraz.


Persépolis… Voilà bien le problème. Tout le monde l’a vu, tout le monde l’a décrit, tout le monde l’a photographié sous toutes les coutures… Que dire et qu’ajouter? Un paquet de souvenirs -confus- de mes vertes années d’hélléniste lycéen, quand j’ajoutais à mon horaire hebdomadaire une dernière tournée de grec, le samedi après-midi (merci éternel, chère Lucette, pour la patience et les bons moments. Xénophon fait partie de moi). On est nécessairement écrasé par un site pareil, qu’on connaisse la Perse ou non, qu’on aime les vieux tas de pierre sculptée ou non, qu’on aime les griffons bicéphales ou non (comment pourrait-on ne pas les aimer, pauvres bêtes?). Quant aux tombeaux des rois Perses, rien à dire, plus que de la belle ouvrage. Mais c’est somme toute une émotion bien privée qui doit naître -ou non!- de la contemplation des vieilles pierres. On n’est pas obligé d’aimer ça. On a le droit de n’imaginer rien. On peut même ne rien ressentir du tout. On devrait en revanche toujours aborder ces sites avec une curiosité primaire, et s’étonner de tout, des dimensions et des motifs, des formes et des usages. Il faut une bonne dose d’imagination. surtout lorsque le site est sillonné par des groupes de toute sorte, des scolaires locaux aux touristes de toute nationalité.

J’ai adoré Persépolis, et pourtant… La vibration… La fameuse vibration que j’évoquais précédemment… Je l’ai ressentie, oui,… peut-être un peu plus maintenant, quelque heures après… C’était sûrement l’un des sites les plus impressionnants de ma vie (ayant entendu parler des Cyrus et autres Artaxerxes, merci encore Lucette), mais… Mais il est difficile de s’approprier un tel lieu. Me faudrait y planter une tente et contempler les angles pendant des heures, comme naguère nous demeurâmes, Matt et Bruno et moi, 6 ou 7 heures d’affilée devant le Jokullsarlon, le lac aux icebergs islandais.

À peine arrivé à Persépolis, on regrette déjà d’être arrivé, parce que ça veut dire qu’on devra repartir. Comme lorsque l’on grandit, et qu’on réalise que l’été a une fin.

L’après-midi, je finis par semer l’envahissant chauffeur de taxi qui voulait “m’en mettre plein les poches” de visites à droite et à gauche et plein ses poches à lui de mon oseille. Direction le bazar, où j’espérais faire de (vraiment) menues emplettes. Somme toute, mon problème sur ce voyage n’est pas tant financier que réaliste : que deviendront tous ces bibelots, chez moi (ce chez moi que je n’ai pas)? Des attrape-poussière. Quant aux tapis, n’en parlons pas. Aussi beaux que chers, et comment les convoyer? Non mes bons amis, ce sera pour une autre fois. J’eus une autre récompense sur le chemin : la rencontre d’un couple de Téhéranis charmants, qui m’offrirent une heure et demie de conversation à bâtons rompus. Finalement, ça ne coûtait rien et ça valait de l’or.

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14 avril 2006 5 14 /04 /avril /2006 18:02
 

Vendredi, 20h20, Shiraz.


Que d’ennui dans une journée de bus ! J’ai mollement suivi une comédie monicellienne en persan, et zappé l’Adam Sandler iranien, à l’évidence furieusement haïssable. Profité de la gentillesse sourcilleuse (au sens propre) de mon voisin de derrière, sans doute encouragé par ma voisine de la travée de droite, femme trop maquillée, d’un âge indéfinissable. J’ai cru devoir supplier son bonhomme de cesser de m’offrir des graines de tournesol ou j’allais me mettre à gazouiller. Ça m’a rappelé le lycée, tiens, où les maudites graines nous faisaient crever de soif et finissaient par orner le sol de toutes les classes. À part les graines, le pantagruélique repas du Traditionnal Yazd Hotel m’a plutôt suffit. Je crois me rappeler qu’en vieillissant, on saute plus facilement les repas. Faut bien qu’il y ait de bon côtés.

Shiraz, donc. Trouvé à me loger sans gloire ni honte, dans une turne à touriste de prix raisonnable, où l’on croise des sortes d’Afghans à longue barbe, hors d’âge, à chaque coin de couloir. Après une pizza convenable, tour du pâté de maison avec l’un des grooms de l’hôtel, Hamin ou Amir, qui semblait fier de promener un client et soucieux de le protéger. Je comprends! Le quartier a un petit côté Goutte d’Or qui ferait frémir le voyageur. Certes, ce n’est ni l’Afrique ni le Pakistan -que je ne connais point-, mais tout de même, les regards des hommes ne sont pas des plus accueillants. Sur le chemin, Hamin et moi devisons. Mon farsi s’enhardit et l’impressionne. J’acquiesce même lorsque je ne comprends pas. Décidément, mes rudiments plaisent. On parle un globish rustique par ici, et le voyageur qui baragouine le local est aimé rapidement. Nul doute que cela réfrène aussi les ardeurs truandes, après tout le pigeon pourrait flairer la poudre.

Les klaxons braillent, les voitures aussi, ma chambre (triple…) sent le tabac froid… Yazd me manque!

Avouons-le, ce n’est pas tant le bon Massoud, gérant formidable et hôte attentionné qui me proposait le thé pour négocier ses prix, ni même ses magnifiques hôtesses, ou encore ses braves grooms un peu patauds qui me manquent. La somptueuse chambre que j’ai occupée avec délices, oui, bien sûr qu’elle me manque. Mais c’est la rencontre enchanteresse que j’ai faite une heure à peine avant de partir qui me serre le cœur.

Paisiblement vautré dans cette espèce de lit-table, lisant Montaigne, deux silhouettes surgirent à ma gauche. Deux femmes du lit-table d’à côté me rendaient visite. La mère peut à peine entamer le dialogue dans un anglais instable que sa jolie fille commençait le bombardement. Elle est jolie. 20 ans, grande, un visage rond et un sourire éclatant, des yeux rieurs et un hidjab jaune qui semble ne même pas exister. Sa mère fait un aller et retour, me laisse sa carte de visite et disparaît. Elles m’ont bien proposé de les accompagner en virée chez les nomades, et j’ai immédiatement regretté mon refus, mais j’étais confus. Sa mère s’en va l’air de rien, et la jeune fille est intarissable dans son anglais parfait. Elle s’étonne de tout, de ma présence, de ma solitude (elle m’examinait depuis le début et spéculait comme seule une jeune fille en vacances avec une mère et ses amies), de ma nationalité (me pensait norvégien… n’a pas le compas dans l’œil). Tandis que je me hasarde à détailler la ligne de son cou et les boucles noires qu’elle attache derrière sa nuque, elle évoque le fichu bout de tissu qui nous sépare. Me parle du président, “un fou”, de l’ennui d’être une jeune fille d’ici, des libertés des fêtes téhéranies, de ses désirs de voyage, de sa distance d’avec l’Islam… Nous badinons, je l’avoue, comme le voyageur solitaire s’y surprend parfois, rêvassant à “celles qu’on connaît à peine”, et “que l’on ne reverra jamais”, comme chantait Brassens. Forte est l’attraction minutée, profond est le regret, vaine la tristesse. Dans le car, je rationaliserai comme je pourrai en tentant de la ramener à une probable fresa iranienne, une jeune fille des beaux quartiers, sans doute pas pour moi, dans aucun monde… Mais là, nous sommes suspendus entre l’audace qu’elle a eue de venir, à peine chaperonnée, parler à un barbu solitaire. Je jette un œil alentour et réalise que nous sommes seuls. Mon cœur bat un peu plus vite. Ma houri a trompé la vigilance du Sultan, la cour de paradis nous appartient. Rien ne se passe, tout vibre autour de nous. Quelques minutes. Un petit moment passé en contrebande, à la barbe des mollahs. Trois fois rien, et pourtant plus fort que toutes les amourettes de bord de piscine de ma jeunesse. Tout au plus m’en souvient-il de cette brunette merveilleuse, il y a plus de quinze ans, dans une piscine de camping narbonnais. Nous nous étions regardés dans le crépuscule, enfin je crois.

Je dois partir. Nous nous levons, brisant en souriant tristement l’instant consacré. Nous avons échangé nos adresses et des promesses déjà fiévreuses de nous revoir. Nous nous serrons la main avec une solennité hilare, et elle ajoute que je peux faire cela, oui, sans problème, la poignée de main est autorisée. Et puis ça s’arrête là, moi à me diluer dans les kilomètres, elle à voir danser les nomades.

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13 avril 2006 4 13 /04 /avril /2006 18:01
 

Jeudi, 21h15, Yazd.


Bien profité des services de l’excellent hôtel dans lequel je me prélasse. Worth every penny, diraient les anglophones. On n’est pas toujours obligés de vivre à la dure. À moi les draps propres, la cour enchanteresse pour prendre mes repas, le prélassage digestif au calme. Je connais assez les auberges de jeunesse et le bivouac pour m’embourgeoiser un peu. Drôle de vie que la mienne. Si j’avais thésaurisé, je n’aurais pas grand-chose. Pas assez pauvre pour être pauvre, pas assez riche pour être riche. Ces deux dernières années, j’ai multiplié les promenades autour du globe, roulé ma bosse et tanné mon cuir, et je suis toujours dans cet entre-deux. J’ai bientôt trente ans et je m’amuse bien.

Ce matin, les tours du silence. Le lieu est à l’écart, gardé par quelques zoroastriens charmants. Les adeptes seraient autour de 150000 dans le monde. Un culte exigeant, droit, simple, séduisant, à cause de sa lente extinction, entre autres choses. Ces tours sont trapues, de larges couronnes sur des collines blanches et rocailleuses. L’ascension casse les pattes et fait baisser le front. Qu’on le veuille ou non, on finit par respecter Zarastro. C’est un lieu étrange, qui ne rappelle rien et, n’étaient les gardiens bien vivants, on croirait évoluer sur un monument perdu d’une civilisation morte. On ne peut guère les voir que comme les représentants anachroniques d’un monde que nous avons oublié en cours de route. Combien de zoroastriens de toute sorte en ce monde? Combien de ces êtres discrets, de ces petits groupes presque cachés qu’on envie d’être ainsi relégués loin du fracas de l’actualité? Je m’interroge : les 5000 zoroastriens de Yazd ont-ils regardé l’allocution présidentielle d’avant-hier? Qu’ont-ils dit? Que pensent les adorateurs du feu naturel du feu nucléaire? N’existe-t-il pas de petits mondes marginaux qui s’offrent le luxe de s’en foutre?


Ce soir, dîner à l’hôtel pour éviter l’Ernest Borgnine à voix de fausset. À côté de ma “table”, une fenêtre close, d’où sourd une mauvaise musique jeune. Je n’y prête guère attention jusqu’à ce que je tourne la tête et entrevoie deux visages féminins non voilés, qui surmontent des silhouettes qui se laissent voir comme celles des filles de chez nous. Elles me jettent un regard, je fais comme si de rien n’était et elles aussi. L’érotisme est à son comble! Depuis plus d’une semaine, les premières crinières féminines que je vois! Et cette fierté persane dans le port, la même que celle que manifeste la jeune fille qui dîne avec sa mère à quelques mètres de moi… et qui laisse tomber volontairement le voile. Sans le tissu, qu’y aurait-il entre les filles d’ici et celles d’ailleurs?

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13 avril 2006 4 13 /04 /avril /2006 17:59
 

Jeudi, 15h30, Yazd.


Pourquoi les Français, pourtant incapables de parler d’autres langues que la leur, sont-ils si appréciés dans le monde?

La réponse est contenue dans la question, mais précisons quelque peu, pour le plaisir de ferrailler.

Tout d’abord, cette généralisation est abusive. On rencontre çà et là d’excellents anglophones, et les Français ne sont peut-être pas pire, lorsqu’ils sont touristes, que leurs voisins latins. Et pourtant, au contraire de leurs voisins germains, par exemple, ils se repèrent souvent dans les hôtels du monde entier par leur propension à demander un renseignement quelconque dans un français parfait à un malheureux réceptionniste bolivien ou kirghize qui n’en demandait pas tant, lui qui s’était mis à l’anglais, le voilà refait.

Ingénuité ou outrecuidance, le touriste français s’attend généralement à trouver au moins UN membre d’équipage francophone. Après tout, notre langue est encore parlée maternellement sur la plupart des continents! Ce serait bien le diable… Eh bien c’est lui, en effet. Croyez-le si vous voulez, mais il existe une vaste zone, qui s’étend du nord de la Belgique et de l’est du Rhin, ainsi que des Alpes au sud des Pyrénées et à la façade Atlantique, où le français n’est pas toujours la langue officielle. Et ne nous y trompons pas, le sympathique “Bonjour!” décliné selon une multitude d’accents constitue souvent l’unique brise-glace de votre interlocuteur.

Que faire devant l’incompréhension obstinée de l’interlocuteur, qu’il soit hittite ou maya? Répéter? S’entêter? Recommencer plus lentement? Mimer? Dessiner? Chanter?

Eh bien non, rien de tout cela. Puisque le nombre des Russes blancs reconvertis en portiers de nuit ne cesse de diminuer (cette lente disparition semble aller de pair avec l’extinction des gouvernantes françaises et de la profession même de portier de nuit); ils convient de se tourner vers l’autre option. Comment, l’apprentissage des langues? Mais vous n’y pensez pas! C’est long, c’est fatigant, et puis on n’y comprend rien, c’est de l’étranger!

N’allons pas jusque là, mais prenons-en le chemin.

Vous le savez, la merveilleuse invention du docteur polonais dont j’ai oublié le nom, l’Esperanto, a déçu les espérances, puisqu’elle n’est guère parlée. C’est bien dommage, voilà un sacrément beau projet, mais n’abandonnons pas pour autant, et les les lendemains chanteront un jour dans cette langue.

Brisons là ce piètre suspense, et rendons-nous à l’évidence, surtout que le réceptionniste attend toujours.

L’anglais! Eh oui, il faut s’y résoudre, pas d’autre choix que de se lancer dans la langue honnie parce qu’on y pense mal. La perfide Albion, Pyrrhus de la guerre de Babel.

Faisons ici un aparté : tous les non anglophones du monde forment sans le savoir une communauté de bienheureux qui peuvent se croiser en tout point du globe et converser à s’en assécher la glotte, et ce sur tout sujet. En effet, l’anglais brinquebalant est compris partout, et accepté comme une carte de crédit universelle. C’est cet anglais-là, ce fameux “globish”, qui permet de réserver une place dans le bus et d’inviter l’hôtesse de l’air à boire un verre après l’atterrissage. On trouve différentes qualités de globish. Les Scandinaves, par exemple, le parlent parfaitement et avec nuances, parce qu’ils parlent anglais parfaitement. Les Latins, en revanche, profitent de leur expressivité naturelle pour pallier leurs manques. Les Asiates le parlent avec précision, les Slaves avec vigueur, etc…

Seuls les authentiques anglophones sont exclus de la danse, de cette ronde autour du monde que dansent les martyrs des profs de collège et les chauffeurs de taxis (ces ruffians subtils). Pourquoi un Américain ou un Anglais ne peuvent-ils se faire comprendre? Parce qu’ils parlent TROP bien, au contraire de notre Français, qui nous attend au comptoir de l’hôtel. Leur syntaxe est trop riche, leur vocabulaire trop nuancé, leur politesse trop recherchée et leur phrasé beaucoup, beaucoup trop fluide pour être compris d’un pratiquant, même assidu, du globish. Les phrasent claquent ou coulent, là où elles devraient s’étaler, et les mots se multiplient pour désigner une même chose, alors qu’un bon globish ne s’embarrasse pas de ces chichis et appelle un chat un chat, que l’on décide la dissection méthodique du félin ou non. De même, l’anglophone demeure souvent perplexe devant la proposition énigmatique qui lui est faite. Ce puzzle linguistique juxtapose mots de toute classe, parfois sans sujet, parfois sans verbe, parfois sans l’un ni l’autre. Et pourtant, les choses sont claires. Prenez un shaker à cocktail. Jetez-y tous les mots que vous connaissez en anglais qui se rapportent -de près ou de loin- à la situation. Ne lésinez pas sur les synonymes, le globish est une langue insistante, car il en va fréquemment du prix de votre chambre d’hôtel (patience cher compatriote, on est à vous tout de suite) ou du pourboire à laisser (ou non) au serveur qui a fait les yeux doux à votre femme toute la soirée. Fermez le shaker, et shakez. Shakez bien! Ouvrez, et dégustez le mélange. La moyenne de tous les ingrédients constitue l’essentiel du message, en général une question simple, sur le nombre de frères et sœurs que vous avez ou si vous accorderiez votre femme audit serveur. Bienheureux les innocents, les derniers rangs, les cancres qui ont toujours négligé le question tag dans leur jeunesse : le monde leur appartient.

Revenons à notre mouton.

Le Français est souvent mauvais en langues, notamment en anglais, qu’il a appris mais oublié, par faute de pratique, forcément, en France on parle français, et pas étranger. Sous l’effet du stress et de la nécessité, notre Français va-t-il retrouver son latin, non, son anglais, pour enfin s’aller coucher?

Nenni! Il va bredouiller le strict minimum, faire des grimaces et de grands gestes, qui accompagneront les quelques mots d’anglais fortement francisés (have you remarked that? That’s excellent!), que le réceptionniste, rassuré, comprendra parfaitement, l’accent français étant un modèle de clarification de l’articulation anglaise.

Et on aime ça? Oui. Bien sûr, cela isole. Le Français aura toutes les peines du monde à séduire la jeune Australienne courtisée par deux Ecossais à la salle télé de l’auberge de jeunesse de Roudnice-nad-Labem, mais son air timide et perdu, conjugué à sa vigoureuse descente alcoolique et son aptitude à rire de tout, et en premier lieu de ce qu’il n’a pas compris, auront raison des réticences de la jolie réceptionniste de jour, qu’elle soit Moldave ou Équatorienne.

On aime ça, oui, ces arrogants de Français enfin réduits à l’impuissance, mais pas pour leur porter le coup de grâce : bien au contraire, on est aux petits soins, on participe au concours de mime, on chante quelques chansons et on ressert un verre offert par la maison. C’est qu’ils sont attendrissants, ces anciens conquérants à la merci de la première femme de chambre. Tout perdus, solitaires, souriants d’impuissance, eux qui symbolisent à la fois le football, la poésie, le romantisme, les films ennuyeux pleins de femmes jolies au second degré, les Champs-Elysées, l’opposition à la guerre d’Irak, la Marseillaise et le bon vin. Un tel être, fait d’histoire et de raffinement, doit être aidé, et même s’il est vilain, sent la chèvre et peine à se lever tôt, tout étranger (c’est-à-dire habitant de la mystérieuse zone non-francophone susdécrite) aura à cœur de le faire rentrer sur sa planète. D’ailleurs, c’est rare, un Français. Animal farouche, il se déplace généralement en troupeau, avec un bon pasteur qui les guide aimablement vers la boutique de souvenirs appropriés.

Dès lors, amis étrangers, ayez bon soin des brebis égarées (en général, jeunes agneaux et agnelles, les troupeaux étant plus souvent formés par des individus plus mûrs, qui ne visitent pas les pays mais les “font”, selon leur propre expression). Quant à vous, mes chers compatriotes, ne changez rien : restez tels que vous êtes, d’une arrogante timidité, elle vous vaudra toutes les sympathies. Et soyez de même avec les rares compatriotes qui grincent des dents en vous entendant ânonner, eux qui ont appris l’anglais d’Oxford ou du Midwest : même s’ils vous méprisent, ils savent bien que vous avez raison, et utiliseront votre globish pour commander leur souper.

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12 avril 2006 3 12 /04 /avril /2006 17:57

 

Mercredi, 21h50, Yazd.


Il est de ces passages obligés lorsque l’on voyage seul. L’attente à l’aéroport, la transpiration rance et la bouche sèche de l’arrivée à un aéroport, la petite angoisse stomacale qui demeure lors d’un voyage en taxi dans une ville inconnue. Et la journée de bus. La journée perdue par excellence, en apparence du moins. Ce matin, à la gare routière sud de Téhéran, j’attendis mon bus un peu plus d’une heure. Le type presque louche qui remettait ses chevalières sur ses doigts humides m’avait écrit 33000 rials, et ses copains m’en facturèrent 55000, après avoir lancé un “Bonjour” bien de chez nous, l’un d’eux semblant attester d’après ma réponse que j’étais bien ce que je prétendais être.

Il n’y a rien à raconter d’une journée de bus.

Je savais bien qu’elle allait durer, la garce, entre 6h, selon les prévisions de H. (qui me manquait beaucoup, lui, sa jeep, son anglais en mille morceaux, son unique mouvement de danse, et 6 ou 7 jours de rigolade permanente avec le petit bonhomme), et 10h selon le Lonely Planet. Ce furent 10h.

Je l’avais prévu d’avance : on sauterait un repas. Ni de la radinerie, ni du manque d’appétit. Juste l’inquiétude et la prudence : aller acheter des bricoles aux haltes improvisées, avec de grrrros billets, c’était risquer le plumage du pigeon. Et puis il y a cette éternelle angoisse enfantine d’être oublié par la maîtresse d’école qui recompte mal ses moutons, bref, on part aux toilettes pour 5 minutes, et ça y est, on est au milieu du désert, avec que des routiers afghans qui vous sourient d’un sale air.

Quand on commence à voyager seul, et surtout dans des contrées étiquetées (“tiers-monde”, “en voie de développement”, “pauvre”, “dangereux”), le voisin de bus a toujours une gueule de faux-témoin, comme disait merveilleusement je ne sais plus qui. Le mien ne m’aimait pas, très jeune moustachu en voie de se barber, peut-être mollah en devenir, vue sa tendance à la psalmodie et à la lecture attentive d’un bouquin austère.

Mais quand on a déjà voyagé seul, on sait qu’il faut se laisser porter un peu par la vague. C’est bien ce que faisait ce couple, enlacés d’un bout à l’autre de leur trajet. N’eût été le voile intégral de la petite dame, ils auraient pu être de n’importe où.

Alors quand on arrive dans une ville inconnue à la nuit tombée, on utilise la fatigue à son avantage.

Je descendis donc crânement du bus dans le vent rouge de la nuit de Yazd, vers 19h30, une circulation iranienne autour de moi, un arrêt au milieu de nulle part, et de nouvelles gueules qui en ont trop vu, des types dans une quarantaine, voire une cinquantaine, plus très fraîche, qui m’abordent de manière indistincte. J’avise un flic tandis que le bus disparaît dans le tourbillon. Lui au moins n’a rien à vendre, je lui demande ma route. Ça semblait simple, mais fichtre, dans la nuit bruyante et la poussière du vent, je me demandai. Arrive un des types à gueule de second couteau dans un polar français grande époque. Tous autant qu’ils sont, ils semblent plus attirés par le phénomène que par la bonne soupe. Pensez-vous! Un Franc qui parle le Perse! Même si mon Farsi n’a rien de glorieux, ça leur plaît bien. J’opte pour le seul anglophone, le bon Ali, qui m’embarquent dans ce qui est certainement sa voiture personnelle, s’enthousiasme lorsque je lui dis être professeur (parce que lui aussi, de mécanique, ce qui ne l’empêche pas de taxiser). Malgré les tripes nouées par la faim, cette faim plus sournoise qui a déjà installé ses habitudes au creux du ventre, et par l’itinéraire, fort extérieur à la ville m’a-t-il semblé, choisi par Ali, je réussis à me rappeler qu’il vaut encore mieux se laisser aller que de se raidir, sinon on coule.

Et bien sûr, après une telle journée, on doit manger. J’ai surpayé Ali (Il demanda 20€, puis 1000 rials (=10 centimes d’euro? Ce devaient être des tomans, c’est à dire dix fois plus, mais je n’ai pas bien compris à ce moment), il partit avec 20000rials dans la poche, après m’avoir bien aidé avec l’hôtel.

Ah, l’hôtel… Je crois avoir retrouvé la Merced de Colima, en plus neuf et plus luxueux. Diable que c’est beau, propre et calme. On a beau dire, ça fait du bien. Le gérant est venu me tirer par la manche jusque dans la voiture d’Ali pour marchander très élégamment (“Accepteriez-vous de venir prendre une tasse de thé, nous pourrions discuter du prix que vous pourriez payer pour une chambre?”). J’aurai finalement une nuit gratuite. Des fois, je m’aime. Le charmant bonhomme m’indique ensuite où manger. Là, on y est. Je déambule de mon pas décidé dans les tourbillons roussâtres, évitant les tchadors, souriant à tout le monde, trois sous en poche et le sourire aux lèvres. Je demande mon chemin en farsi, je m’enhardis, je répète les formules du bon H., et je dois m’arrêter presque à chaque fois pour expliquer comment j’ai appris à bafouiller la langue de Ferdowsi. Quand érigera-t-on un monument à la méthode Assimil, qui permet à tout béotien dans mon genre de stupéfier le natif et d’engager la conversation aux quatre coins du planisphère? Je me surprends moi-même. Au Hammamkhané, le restaurant historique caché dans l’ancestral réseau de venelles, où des hommes sombres aux grands yeux travaillent accroupis autour de braises ronronnantes, dans cette maison de thé, je m’installe devant une purée d’aubergines, et une imitation de bière. Le serveur, ravi de servir un Français (qui parle Persan), insiste pour me faire savoir subtilement qu’il pourrait m’apporter un breuvage plus conforme à l’idée que je me fais de la cervoise, mais je ne relève pas. Je tiendrai mon vœu jusqu’au bout, je crois.

Pour finir, faut rentrer. Et pour ça, j’ai dû ruser pour esquiver les avances d’un Ernest Borgnine nain, qui m’offrit du thé et se mit à chanter des chansons d’amour en Persan, en Arabe, en Hindi et en Anglais d’une voie suraiguë. Il était temps de détaler.

Là dehors, Yazd frémit. Je n’ai encore rien vu, mais quelques heures font rebattre mon pouls.


En guise de post-scriptum à la journée du 11.

Ce sacré H. nous a fait une proposition alléchante : aller observer au premier rang le pèlerinage traditionnel de l’Imam Caché. Les Chi’ites viennent de partout pour prier, près de Qom, là où le dit imam a disparu, et d’où l’on attend qu’il revienne, sous le nom de Mahdi, version beaucoup moins pacifique à ce qu’il semble, puisque selon certains, il conduira ni plus ni moins à la fin du monde. Vaste programme!

Je m’attendais à une marée noire de tchadors, et des forêts de barbus sévères qui nous jetteraient le mauvais œil pour manque de prosternation. Il n’en fut rien. Nous déambulâmes emmi les pèlerins, appareil photo à la main dans l’indifférence totale. “Vous devriez attendre, y a prière dans 5 minutes, nous glisse un gardien enthousiaste, ce sera encore plus beau quand tout le monde sera en train de prier sauf vous!”. Aux alentours de la mosquée illuminée de vert fluo, seuls deux jeunes colosses trouveront suspect que nous photographiions au lieu de prier. Mais eux-mêmes semblent plutôt habillés pour aller en discothèque qu’à la grand-messe.

après tout, nous sommes assez bien pour Qom-TV, si heureuse de pourvoir interroger deux kafrs (infidèles) en goguette. L’équipe nous a poursuivi dès l’entrée, et nous a demandé la grâce d’une interview. Attention à ce qu’on dit, ça pourrait se retrouver sous d’autres cieux tricolores. Le cher H. se charge d’une traduction qui multiplie par 4 ou 5 la longueur de nos platitudes.

Et le trou? Le fameux trou d’où l’imam doit sortir? Il est tout grillagé, on n’y voit rien. C’est une sorte de borne d’arrêt d’urgence que les fidèles utilisent comme telle : ils glissent des petits papiers dans le grillage pour demander au Mahdi de régler leurs petits soucis. Je suppose que si j’étais chargé de mettre fin à ce monde, j’aurais d’autres chats à fouetter… Et pour finir, les marchands du temple, qui vendent, dans une profusion de néon, tout et n’importe quoi, du portrait du guide suprême à la confiserie en passant par divers fusils en plastique et des portraits aérographés de la famille du prophète.

On note que la prière n’empêche pas les affaires : boutiques ouvertes et clients qui arpentent cette véritable foire à la foi et au foie. Et même, les prieurs doivent faire abstraction des allers et venues des pèlerins et pèlerines de tout poil qui arpentent le site. Tout est image, tout est nuance. Jamais on ne voit à l’étranger la dimension festive de ce Woodstock bihebdomadaire du Chi’isme, culte doloriste s’il en est, dit-on. C’est égal, drôles de gens que ces gens-là.

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11 avril 2006 2 11 /04 /avril /2006 17:55
 

Téhéran, 01h15.

Techniquement, Mercredi 12. Je conserverai les dates précises pour ne pas m’embrouiller avec les calendriers hégiriques, qui nous situent en 1385, et selon un taqvim (calendrier persan) incompréhensible pour moi.


Me voici seul dans une suite d’hôtel dont la gloire doit remonter à environ trente ans. Une suite! qu’ai-je à faire d’une suite, moi qui, pour une fois, voyage léger! Enfin, inutile de pleurer sur le lait renversé, je rattraperai ces 25$ par la suite, et aurai sans nul doute l’occasion de retâter du miteux.

Le petits gars est bien reparti, du moins a-t-il repassé le portique vers la zone internationale. Puis H. m’a laissé à la suite. Et me revoilà seul, après une semaine, jour pour jour, de délire. J’y reviendrai lorsque j’aurai le temps de méditer, car les événements du jour m’ont hébété comme seuls de tels voyages savent le faire. Le Chehel Sotun, palais des 40 Colonnes, splendeur raffinée, où de jeunes étudiantes en arts plastiques nous apostrophaient au cri de “véry very very qachang!” (véry very very beau!). Puis les champignons (futurs?) d’Ispahan, les sept tours de la centrale nucléaire qui fait la une des journaux depuis près d’un an. À ce moment, la grande frousse, la verte intégrale : derrière nous, tandis que je suis resté seul dans la voiture pendant que ces messieurs achetaient des sucreries, et que Roland avait mitraillé les tours de la centrale, une voiture noire, et des malabars en noir, qui s’en extirpent. Chez moi, frousse, et ballet de cartes-mémoire, d’effacement express et de plaquage express. Et bien sûr, adoption d’une mine de circonstance pas très dégagée. Finalement, les costauds voulaient du sirop : ils ressortent du magasin de bord de route les bras chargés de bonbons.

Et pour clôturer la virée, la nouvelle qui tombe sur une grande télé, au cœur du premier centre commercial-aire d’autoroute d’Iran : le président l’annonce, l’Iran a réussi à enrichir de l’uranium. La donne mondiale est changée, et je vois s’ouvrir des perspectives nouvelles pour les 6 jours qui me restent. En route! Que les bons fantômes, celui d’Albert Londres en tête du convoi, veillent sur moi.

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